Le jour même où le nom de Mael’Zhen fut effacé des archives, le ciel demeura sans vent. Pas un souffle, pas un cri d’oiseau. Seulement les torches crépitantes et la voix sèche des archivistes du Cénacle.
Dans la nef centrale du Sanctuaire des Trois Sceaux, les doctrinaires-enregistreurs apposaient les glyphes de censure. Une à une, les tablettes furent dissoutes, les récits effacés de la mémoire officielle. Plus un souffle. Plus un nom.
Il ne resta de Mael’Zhen qu’un vide méthodiquement sculpté.
Et pourtant, tout autour, le marbre semblait transpirer un reste de refus.
— Ce qui fut trahi ne sera plus conté.
Ce qui fut vu ne sera plus vu.
Que tombe l’oubli sur les parjures.
Aetheltan, quinze légacies, se tenait dissimulé parmi les élèves.
Il observait, muet, incapable de détourner les yeux.
Il ne savait pas pourquoi ses paumes tremblaient. Pourquoi l’air semblait s’étrécir dans sa gorge.
Il n’avait rien dit. Rien fait.
Et pourtant, tout en lui brûlait.
Ils disent que le traître est mort.
Mais mon sang n’en croit rien.
Quelques heures plus tard, dans une salle froide du Haut Conseil, les voix s’étaient élevées :
— Il sait quelque chose. Interrogeons-le.
— Nous avons des moyens plus radicaux.
— Et si… il disait vrai ?
Le silence s’était abattu.
Car là résidait l’impensable :
Et si la Pierre avait vraiment disparu… par volonté propre ?
Torturer Mael’Zhen aurait été un aveu.
Et s’il avait dit ce que certains craignaient… ? Que la Pierre n’avait pas été prise, mais appelée ? Que quelqu’un avait été choisi ?
Un homme détruit attire les regards.
Un homme banni s’efface.
Et le Conseil préféra l’oubli à la contradiction.
Cette nuit-là, Aetheltan descendit sans bruit dans les entrailles du Sanctuaire.
Les gardiens de la mémoire somnolaient sous la lune lourde. Le jeune garçon, plus agile que ses années, emprunta des corridors anciens que seuls les archivistes d’autrefois connaissaient. Il poussa une dalle muette, s’enfonça dans la roche, et atteignit ce que nul ne nommait plus : la Chambre des Tracés.
L’endroit était couvert de poussière doctrinaire. Mais à l’instant même où il franchit le seuil, les glyphes s’illuminèrent lentement autour de lui, comme si sa présence avait été attendue depuis toujours.
Une figure de brume et d’éclats suspendus prit forme devant lui.
Ni esprit, ni souvenir. Une empreinte gravée dans les murs, une mémoire figée dans le temps.
Et elle parlait d’une voix que la mémoire d’Aetheltan n’avait jamais pu oublier :
— Si tu lis ceci, c’est que le Conseil m’a condamné.
Alors écoute, Aetheltan : la Pierre ne s’est pas volatilisée.
Elle ne s’est pas perdue.
Elle a été volée… par toi.
Il ne détourna pas les yeux.
Il aurait pu nier. Se défendre. Hurler.
Mais la figure ne le regardait même pas.
Elle récitait.
— Tu l’as volée… et tu l’as cachée.
Je n’ai pas dit ton nom au Conseil.
Non par peur.
Mais parce que ce fardeau n’aurait pu être porté sans fracture.
Alors j’ai chuté seul pour que tu puisses poursuivre ta recherche sur la pierre de savoir
Et te laisse debout.
L’empreinte s’éteignit.
La salle redevint muette.
Aetheltan descendit plus bas. Vers la roche nue.
Vers un lieu que même les cartographes interdits avaient omis de tracer.
Là, dans une crypte scellée par un cercle d’obsidienne, il entra.
La Pierre de Savoir était là.
Immobile. Lumineuse. Comme une étoile prise dans le verre.
Elle luisait sans chaleur, mais son rayonnement vibrait jusque dans les dents.
Il s’agenouilla.
Il ne savait plus s’il l’avait volée… ou si elle s’était laissée voler.
Il ne savait plus s’il l’avait méritée… ou simplement saisie trop tôt.
Il posa une main sur elle.
Et la Pierre parla.
Pas avec des mots. Pas avec des images.
Avec une géométrie de feu, une langue faite de pression, d’éclat, d’évidence.
Un message qui ne demandait pas d’être compris, mais porté.
Tu n’es pas roi.
Tu es faille.
Tu es seuil.
Tu es dette.
Tu es fracture.
Et soudain, quelque chose plia l’air.
Ce ne fut ni lumière, ni voix.
Mais un repli du réel. Une torsion de l’instant.
Comme si une conscience… avait tourné la tête vers lui.
Et ce n’était pas un dieu.
C’était ce qu’un dieu laisse derrière lui… quand il effleure.
Il tomba à genoux. Non pas par foi — par vertige.
Sa peau se mit à vibrer. Son esprit à trembler.
Un glyphe, un seul, se grava dans son être :
Aucune parole. Mais une sentence.
Tu l’as prise.
Tu la portes.
Ce qui devait être donné, tu l’as arraché.
Alors tu en deviendras le prix.
Et tout en lui comprit.
Quand il rouvrit les yeux, la crypte était vide.
La Pierre dormait.
Mais lui ne dormirait plus jamais comme avant.
Il remonta lentement.
Il ne se retourna pas.
Car désormais, quelque chose… ou quelqu’un… marchait à l’intérieur de lui.
Et le monde, bien que semblant identique,
venait de changer pour toujours.