L’Enfance d’Abbadon : L’Éveil du Divin
Le hameau de Valdornis, bien avant de devenir la capitale majestueuse d’Aldonia, n’était qu’un écrin de verdure niché entre collines et rivières argentées, où le chant des cigales se mêlait à la danse du vent dans les blés dorés. Les maisons de pierre et de bois se blottissaient les unes contre les autres, entourées de champs fertiles, et une humble chapelle dédiée aux dieux veillait sur les âmes de ce coin de terre.
C’est ici qu’Abbadon grandit, parmi les enfants du village, courant pieds nus sur les chemins de terre, les cheveux balayés par la brise matinale. Aux yeux des autres, il était un garçon comme un autre, si ce n’est que l’étrange éclat de ses prunelles semblait toujours osciller entre la lueur rassurante du matin et l’obscurité insondable de la nuit.
Mais déjà, le divin se manifestait en lui. Là où il posait les mains, la vie frémissait. Un matin, alors qu’il jouait près du ruisseau, il traça un cercle dans la boue du bout des doigts, et aussitôt, des fleurs aux pétales nacrés émergèrent, pliant doucement sous la lumière du jour. Une autre fois, dans l’ombre d’un grand chêne, son souffle seul suffit à faire frissonner l’arbre tout entier, comme si un murmure invisible courait le long de son tronc noueux.
Mais c’est lors d’un orage menaçant que la grandeur d’Abbadon s’éveilla véritablement.
La journée s’annonçait paisible, mais au loin, une masse sombre déchirait l’horizon. Des nuages d’encre s’amoncelaient, déversant leur colère en éclairs furieux. Le vent mugissait, tordant les frondaisons et menaçant les cultures que les villageois avaient soignées avec tant d’ardeur. Déjà, les premières gouttes s’abattaient sur les toits, tandis qu’un grondement sourd secouait la terre.
Dans la cohue, Aeryne appela Abbadon, mais l’enfant ne répondit pas. Il se tenait seul, au milieu du champ, face à la tempête qui avançait tel un monstre affamé. Sa silhouette frêle était figée, ses poings serrés. Milos voulut courir vers lui, mais quelque chose dans l’air l’arrêta net : un frisson, une énergie sourde, comme si le ciel lui-même retenait son souffle.
Alors, Abbadon leva les bras.
Un éclair fendit le ciel, illuminant son visage d’une lueur irréelle. Son regard, fixé sur l’orage, brillait d’un éclat insondable. Soudain, le vent cessa. Les nuages, qui semblaient prêts à éclater en un déluge furieux, se figèrent un instant, avant de se dissiper lentement, repoussés par une force invisible. Une brise douce glissa sur les blés, ramenant le silence après le tumulte.
Les villageois, pétrifiés, observaient la scène. Leurs yeux allaient du ciel redevenu limpide à l’enfant qui se tenait là, immobile, comme s’il n’était qu’un pont entre deux mondes.
Un murmure s’éleva :
— Il n’est pas comme nous…
Mais Milos s’avança, posant une main ferme sur l’épaule du garçon. Son regard, empreint de tendresse et de sagesse, balaya l’assemblée.
— Il est des nôtres, déclara-t-il d’une voix calme mais résolue. Il est ici pour apprendre, pour grandir, comme n’importe quel enfant. Ne lui donnez pas un destin avant qu’il n’ait pu le choisir lui-même.
Le murmure s’éteignit peu à peu. Les paysans baissèrent les yeux, retournant à leurs travaux, tandis qu’Abbadon, encore troublé par ce qu’il venait d’accomplir, serra la main de son père adoptif.
Ce jour-là, il comprit que sa nature était différente. Mais il comprit aussi qu’il n’était pas seul.
Là où jadis les vents d’Irkay portaient les promesses d’un renouveau, seules les cendres tourbillonnaient à présent dans l’obscurité pesante de la dixième Legacy. Argone avait étendu son emprise comme un voile funèbre, noyant les cités et les âmes dans une nuit sans fin.
Les barbares, profitant du chaos, avaient quitté leurs montagnes et leurs steppes lointaines, s’abattant sur les royaumes affaiblis comme une meute de loups affamés. À chaque village incendié, à chaque temple saccagé, leur fureur se mêlait aux ténèbres rampantes.
Mais le pire fléau, celui qui glaçait les cœurs les plus braves, restait les armées d’ombres d’Argone. Ces légions de morts-vivants, vides de tout ce qui faisait un homme, avançaient sans relâche, suivant des commandements muets, rejetons d’un dieu qui ne tolérait ni paix ni lumière.
Et dans cette nuit éternelle, Argone tissait sa toile, étendant ses griffes dans l’âme des rois et des reines, cherchant à plier le destin à sa volonté.
Mais un nom se dressait entre lui et la ruine totale.
Abbadon.
L’enfant béni de Kaïros, celui dont la naissance elle-même avait été prédite lors d’une éclipse impossible, sous le regard de dieux qui ne se réunissaient jamais.
Son sang portait les marques du temps et de l’immuable. Il était l’équilibre, ou le chaos incarné.
Et en ce jour, sur le champ de bataille jonché d’ossements brisés et de cendres noires, son destin allait être scellé.
La poussière retombait lentement sur les ruines ensanglantées des mines de Kaelar. Là où jadis des forges rugissaient, n’animant que le fer et l’or, le sol n’était plus qu’un tapis de cadavres et de carcasses calcinées.
Au centre du carnage, Valhoryn se tenait, silhouette d’acier et de fauve, auréolé de la lumière mourante de torches éparses. Son armure, ébène et or, était couverte des éclats pourpres de la bataille, et à ses côtés, les légions de félins shael'ir rugissaient encore, le museau maculé du sang des impies.
Le dernier barbare tomba, une lame fichée dans la gorge, et le silence s’abattit enfin sur le champ de mort.
— "Les mines sont nôtres," déclara Kaeldran, un de ses lieutenants, essuyant le sang d’un de ses poignards sur la tunique d’un ennemi tombé.
— "Mais le prix est lourd."
Valhoryn hocha la tête, contemplant les corps de ses guerriers mêlés aux hordes des morts-vivants. Mais il n’était pas temps pour les lamentations. Dreylorn l’attendait.
Lorsque Valhoryn atteignit Dreylorn, la cité portait encore les stigmates de la grande bataille. Les murs étaient noircis, les rues jonchées de cendres et de membres brisés. Mais à l’horizon, le soleil pâlissant d’Irkay renaissait lentement, annonçant une victoire chèrement acquise.
Dans la grande cour du bastion, le roi Aethel, Kaelhor et Ilana se tenaient réunis.
— "Tu arrives tard, Valhoryn." Le ton d’Aethel était marqué d’un sourire fatigué, mais sincère. "Fallait-il donc que je t’apprenne à chevaucher?"
Un ricanement courut parmi les guerriers. Valhoryn posa une main sur la crinière de son lion de guerre, le colosse félin dont les crocs portaient encore la trace des morts profanés.
— "Tard, certes. Mais ne dit-on pas que les derniers coups sont ceux qui scellent le destin d’une bataille?" répliqua-t-il en jetant au sol l’étendard souillé des barbares qu’il venait d’anéantir.
Kaelhor croisa les bras, son regard noir perçant.
— "Et maintenant? Dreylorn est sauve, mais la guerre est loin d’être terminée."
Ilana s’avança alors, essuyant la poussière de ses épaulières.
— "Nous devons sécuriser Valgor et les mines du nord. Sans elles, nous perdrons les moyens d’entretenir nos troupes."
Valhoryn acquiesça. Il savait ce qui l’attendait.
— "Je retourne à Valgor avec mes félins. Mais en chemin, je ferai halte à Eldrastor. Zahraya doit être informée de ce qui s’est passé ici."
Aethel posa une main sur son épaule, son regard grave.
— "Va, frère d’armes. Et que les dieux te protègent."
Le voyage vers Eldrastor fut long et harassant. Les vents du désert charriaient des murmures anciens, et l’air lui-même semblait chargé de menace.
Lorsqu’il atteignit enfin les remparts majestueux de la cité, il fut immédiatement conduit auprès de Zahraya, la Shael’maara, souveraine de la terre brûlée.
Elle l’attendait dans la grande salle du Shael'Kaethryn, drapée de soieries ocre et d’or, sa silhouette illuminée par la lueur tremblante des torches.
— "Shael'ir Valhoryn maître des félins et novien" murmura-t-elle en l’observant sous son voile de lin fin. "Ta victoire précède ton nom. Mais les cendres ne sont jamais loin de ceux qui dansent avec la guerre."
Valhoryn s’inclina légèrement.
— "La guerre n’offre ni répit ni choix. J’ai vu Dreylorn se relever des flammes, mais quelle ombre pèse sur toi pour que tu m’appelles ici?"
Zahraya se leva lentement, sa robe effleurant le sol comme un murmure de dunes sous la lune.
— "Les mines de Karazorn sont assiégées," dit-elle d’une voix grave. "Les morts-vivants d’Argone les infestent, et avec eux, l’effondrement de notre économie menace le royaume."
— "Je t’envoie à Karazorn, Valhoryn," reprit Zahraya. "Protège Tor-Kalder. Rétablis l’ordre. Ou tout ce que nous avons bâti tombera en poussière."
Le guerrier aux félins hocha la tête. Il connaissait sa mission.
— "Je partirai à l’aube."
Zahraya sourit légèrement, une lueur d’acier brillant dans ses yeux de dune.
— "Alors que la nuit te soit clémente… et que le vent te porte à la victoire."
La nuit d’Ombre d’Argone enveloppait le monde d’un voile funeste, rendant le ciel indiscernable de la terre. Seuls les feux mourants des brasiers osaient encore résister à cette obscurité oppressante, mais au loin, d’autres flammes dansaient — celles du pillage et du massacre.
Un cavalier arriva en trombe à Tor-Kalder, la cape lacérée par les vents chargés de cendres. Sa monture, exténuée, s’arrêta net devant Valhoryn, qui, l’épée encore dégoulinante du sang d’un mort-vivant, se retourna vers l’émissaire.
— "Dhor Valhoryn ! Les barbares attaquent Eldrastor ! La cité est encerclée, les villages brûlent, et la Shael’maara ne peut tenir indéfiniment !"
L’annonce frappa le Dhor (seigneur) Valhoryn de plein fouet. Eldrastor… la forteresse du désert, la demeure de Zahraya… en péril.
Mais en levant les yeux vers l’horizon, son regard s’assombrit davantage. À l’est, Tor-Kalder était encore infestée des morts-vivants d’Argone, rôdant tels des spectres affamés dans les mines de Karazorn. Abandonner Tor-Kalder, c’était condamner les galeries et tous ceux qui y travaillaient. Pourtant, laisser Eldrastor seule face aux barbares revenait à signer son arrêt de mort.
Un choix cruel. Une guerre à double front.
— "Rassemblez les hommes," ordonna-t-il d’une voix de pierre. "Que les braves des mines de Karazorn me suivent. Nous chevauchons pour Eldrastor !"
Le voyage fut une course contre la mort. Les sables du désert, jadis apaisés sous la lune, étaient désormais des champs de cendres où résonnaient les tambours de guerre.
Lorsqu’ils atteignirent Eldrastor, le spectacle était infernal : les remparts éventrés, les portes assiégées par une horde de barbares au teint buriné par les batailles et le fer. Des lances jaillissaient entre les murailles, des torches embrasaient les toits de chaume, et déjà, les hurlements des villageois trahissaient le sort funeste qui les guettait.
Mais parmi le chaos, une silhouette de légende se dressait sur les remparts : la Lionne d’Eldrastor.
Zahraya, drapée d’une armure légère d’or et de soie ordonnait à son capitaine : Rhaegor Thal'kir de mener les Drav'Karyn avec une fureur sans pareille. Son sabre étincelait sous les reflets des flammes, et ses ordres fendaient la nuit comme une tempête.
— "Tenez la ligne ! Ne cédez pas un pouce de sable à ces misérables !", criait Rhaegor.
Alors qu’un barbare abattait un des siens et levait sa hache vers Zahraya, elle pivota avec une grâce féline et trancha son adversaire d’un seul mouvement, le sang éclaboussant son voile.
Et c’est à cet instant qu’elle vit Valhoryn.
Il s’élançait déjà à l’assaut des barbares, ses félins de guerre déferlant dans la mêlée comme une tempête de griffes et de crocs. Son épée, immense, s’abattait sans relâche, chaque coup fauchant les envahisseurs comme le vent rase les dunes.
— "Valhoryn !" cria-t-elle du haut des remparts. "Il était temps que tu arrives !"
— "Je n’aurais pas osé te priver de toute la gloire, Shael'maara."
Un sourire fugace passa sur ses lèvres avant qu’un nouveau cri ne vienne réclamer son attention.
Le combat fit rage toute la nuit. Les barbares, profitant des ténèbres d’Argone, luttaient avec une violence impitoyable. Mais face à eux, Valhoryn et Zahraya tenaient bon.
Flanc contre flanc, ils repoussèrent l’ennemi, mêlant leur souffle au rugissement des fauves.
Lorsque l’aube commença à poindre à l’horizon, Eldrastor était sauvée. Les corps des barbares jonchaient le sol, et ceux qui survécurent fuirent, leurs cris résonnant dans les dunes comme des ombres maudites.
Essoufflée mais victorieuse, Zahraya observa Valhoryn, son regard brûlant d’une reconnaissance tacite.
— "Tu as mis Tor-Kalder en péril pour nous sauver."
Valhoryn essuya le sang de son épée et contempla la cité meurtrie mais debout.
— "Un désert sans Eldrastor n’est plus qu’une tombe de sable."
Elle sourit, fatiguée mais indomptable.
— "Alors, sache que tant que la Lionne d’Eldrastor vivra, tu trouveras toujours une alliée ici."
Ainsi se scella leur alliance, forgée dans le feu et le sang. Mais tandis que la victoire s’élevait dans l’air matinal, Valhoryn savait qu’un autre péril menaçait encore : les mines de Karazorn, désormais vulnérables aux horreurs d’Argone.
Et cette fois, il pourrait bien arriver trop tard.
Irkay 10. Le printemps renaît dans Waryaume, mais à Valgor, c’est une autre saison qui s’installe : celle de l’exode.
Les rues de la cité, autrefois vibrantes de commerce et de chants, résonnent désormais du silence pesant des maisons abandonnées. Les Chants du Néant – ces murmures que seuls les plus sensibles perçoivent dans leurs cauchemars – se répandent comme une fièvre, poussant les âmes effrayées à fuir. Les familles entières, marchands ruinés et ouvriers sans espoir, cherchent refuge ailleurs.
Et parmi les destinations de l’espoir, une se distingue par son éclat trompeur : Karazorn, la cité des mines d’or.
Karazorn est un paradoxe vivant. Située à l’orée des montagnes noires, elle est à la fois une promesse et une damnation.
Les mines d’or, creusées depuis des siècles, ont vu couler plus de richesses qu’aucune autre région de Waryaume. Mais elles ont aussi éveillé des horreurs.
Depuis l’Ombre d’Argone, les galeries sont hantées par des ombres plus anciennes que l’histoire elle-même. Les morts-vivants y rôdent, cherchant à se venger de ceux qui arrachent encore les entrailles de la terre. Pourtant, les hommes continuent de creuser.
Pourquoi ? Parce que l’or brille plus fort que la peur.
La rumeur d’une prospérité possible fait de Karazorn un pôle d’attraction pour les réfugiés. Valgoriens, rescapés des razzias barbares, survivants de villages en ruine… tous convergent vers la mine comme des insectes vers une flamme.
Mais cette promesse d’un avenir radieux cache une réalité brutale :
Les anciens mineurs de Tor-Kalder, exilés après la retraite de Valhoryn, regardent ces nouveaux arrivants avec méfiance. Ceux qui n’ont jamais tenu un pic veulent maintenant leur part du butin.
Les réfugiés, affamés et désespérés, réclament du travail, un toit, une chance de survivre. Ils ne sont pas venus pour mourir sous terre, mais pour échapper aux ténèbres.
Les gardiens des mines, recrutés à la hâte, sont en sous-effectif face aux morts-vivants. Chaque nuit, les créatures rôdent, attaquent, emportent les imprudents.
Un souffle de violence plane sur Karazorn. Tôt ou tard, l’équilibre fragile se rompra.
Les morts-vivants ne cesseront pas leur assaut. Plus les mines s’agrandissent, plus ils semblent nombreux. Comme si l’or même appelait la malédiction d’Argone.
Les hommes, eux aussi, sont au bord de l’explosion. Si les tensions entre anciens mineurs et réfugiés s’intensifient, Karazorn pourrait bien tomber sans qu’aucun monstre n’ait à lever la main.
La richesse a un prix. Mais à Karazorn, ce prix pourrait être l’âme de tous ceux qui s’y aventurent.
Brillendal, cité austère aux bâtisses de pierre noire, trônait sur les falaises escarpées qui dominaient la mer d’ébène. Son architecture froide témoignait d’un passé où la loi et l’ordre primaient sur toute clémence. Aux abords de la place centrale, les potences se dressaient telles des spectres du châtiment, rappelant à tous que la justice de Brillendal ne connaissait ni pitié ni hésitation.
C’est dans ce décor impitoyable que le destin de Kael’Thar Zal’Ir se grava dans l’histoire.
Un vent glacial s’engouffra dans la cité lorsque Vael’rrash Thir’zahor, prédicateur au regard d’acier et à la voix caverneuse, se dressa devant la foule. Sa silhouette drapée d’une robe d’ébène tranchait avec l’ocre du ciel embrasé par le crépuscule. À ses pieds, une file de barbares enchaînés, visages marqués par la fatigue et la résignation, attendaient leur sort.
« Les lois de Brillendal sont immuables. Ceux qui les bafouent embrasseront la corde ou la lame ! » tonna Vael’rrash.
La potence solitaire se dressait derrière lui, sinistre et implacable. La deuxième, détruite par les insurgés, n’était plus qu’un squelette brisé – une injure à l’ordre de la cité. Pour le prédicateur, la réponse était évidente : la rétribution devait être immédiate, et le sang devait laver l’affront.
Mais Kael’Thar Zal’Ir s’avança dans la foule, son manteau de soie blanche flottant comme un étendard de paix dans l’air saturé de tension.
« Assez. »
Sa voix, douce mais ferme, s’éleva au-dessus des clameurs. Ses yeux, d’un bleu de tempête, se posèrent sur Vael’rrash avec une détermination inébranlable.
« Les tuer ne ramènera pas la potence, ni ne restaurera l’ordre. Il est temps que Brillendal cesse d’être une terre de supplices. Ces hommes peuvent servir la cité autrement que par la corde. Offrons-leur un toit, du travail, une chance de prouver leur valeur. »
Un murmure parcourut l’assemblée. Certains hochèrent la tête, séduits par la sagesse du héros. D’autres grincèrent des dents, outrés par son audace. Dans les yeux de Vael’rrash, une ombre de mépris passa furtivement.
« Et si demain, ces barbares te plantent une lame dans le dos ? » lança le prédicateur, un rictus amer déformant ses traits sévères.
Kael’Thar s’approcha des captifs, plongeant son regard dans celui d’un homme à la barbe noueuse et au visage buriné par les batailles. Il s’agenouilla légèrement et parla d’une voix grave :
« J’offre la paix. La prendrez-vous, ou laisserez-vous votre peuple mourir pour un crime déjà commis ? »
Un silence pesant tomba. L’instant était suspendu. Puis, après un moment d’hésitation, le chef barbare baissa la tête.
« Nous acceptons. »
Cette décision fit trembler les fondations de Brillendal. Les barbares furent intégrés aux travailleurs, leur force utilisée pour bâtir plutôt que pour détruire. On leur donna des outils, un foyer, et une place parmi les habitants.
Mais si la paix fut scellée, elle ne fut pas sans heurts.
Les conservateurs de Brillendal grondèrent. Pour eux, Kael’Thar était un idéaliste imprudent, un traître aux principes inflexibles qui avaient fait la grandeur de la cité. Dans les ombres des ruelles, des murmures se propagèrent, et certains rêvèrent de rétablir l’ordre dans le sang.
Conscient de cette menace, Kael’Thar prit une décision audacieuse. Il quitta Brillendal et rejoignit Aethel, où il espérait que sa vision de paix compléterait la force du roi.
Lorsque Vael’rrash apprit ce départ, son visage se figea en un masque d’incompréhension et de rage contenue. Son rival n’était plus là pour affronter sa colère, mais son héritage demeurait.
Dans cette même période troublée, un projet d’une envergure divine atteignait son apogée : l’achèvement du temple d’Irkay.
Le sanctuaire, érigé au sommet des falaises, resplendissait sous les premiers rayons d’Irkay. Ses dômes dorés captaient la lumière du matin et la reflétaient sur les eaux sombres de la mer. Ses hautes colonnes, sculptées dans le marbre sacré, portaient les hymnes gravés des prêtres, témoins silencieux de la foi d’un peuple en quête de renouveau.
Les pèlerins affluaient des quatre coins du royaume, attirés par la promesse d’une aube nouvelle. Dans un monde où les ténèbres d’Argone menaçaient de tout engloutir, ce temple était une lueur d’espoir.
Kael’Thar, revenu du Shael'Kaethryn d'Aethel à Elvas, contempla ce chef-d’œuvre avec une révérence silencieuse.
« Un symbole peut être plus puissant qu’une épée. » murmura-t-il en observant les prêtres réciter leurs prières.
Mais il savait aussi que le monde ne se plie pas facilement aux idéaux. Si le temple représentait l’unité, il représentait aussi une fracture : d’un côté, ceux qui prônaient la clémence, l’ordre par l’intégration et le pardon ; de l’autre, ceux qui croyaient que seule la force assurait la pérennité d’un royaume.
Et au loin, dans les ombres grandissantes de Waryaume, les forces de l’ancien monde n’avaient pas dit leur dernier mot.