La forêt de Vergale s’étendait comme une mer de pins noirs et de frênes argentés, frémissant sous le souffle d’un vent printanier qui n’apportait aucune paix. Les oiseaux, d’ordinaire si prompts à chanter l’éveil d’Irkay, se taisaient, troublés par l’effervescence nouvelle des hommes. Car en cette saison bénie, le silence des bois s’apprêtait à être rompu par le fer et la hache.
Dans le creux d’une vallée brumeuse, à l’orée nord de la Forêt de Vergale, un attroupement s’était formé. De simples villageois vêtus de laine grossière et de cuir tanné scrutaient les cimes comme on jauge une terre étrangère. À leur tête se tenait Valonisse, grande femme au port droit, le regard aussi acéré que les serpes qu’elle maniait jadis. Chef de Val-de-Brume, elle portait sur ses épaules le fardeau de son peuple.
— "Ces arbres tomberont, qu’ils le veuillent ou non," dit-elle d’une voix rauque, en désignant la forêt. "Notre bois est pour bâtir, pas pour mourir gelés dans la brume."
Derrière elle, les anciens hochaient la tête. Le froid hivernal de l’Ombre d’Argone, l’année précédente, avait laissé leurs granges vides et leurs bras fatigués. Valonisse n’était pas qu’une meneuse : elle était leur espoir.
C’est à ce moment que retentit le pas d’un cheval ferré. Une silhouette encapuchonnée approchait du sud. Les enfants se turent, les lames glissèrent à demi hors des fourreaux. Mais nul cri d’alarme. Car ils reconnurent le cavalier : Abbadon, le maître de Valdornis.
Il n’était pas vêtu d’apparats. Une tunique noire bordée d’or, un manteau noué à la taille par une simple corde, et une lumière étrange dans ses yeux. Ceux qui l’approchaient sentaient le chaud et le froid s’entrelacer comme deux souffles contraires. On disait qu’il parlait aux morts et guérissait les fièvres par une prière silencieuse.
— "Je suis venu entendre votre requête," dit-il, descendant de cheval.
Valonisse s’inclina brièvement.
— "Nous ne pouvons plus vivre à l’étroit, seigneur Abbadon. Nos enfants dorment à même le sol, et la brume corrompt nos récoltes. Il nous faut bâtir, au plus vite. La forêt est vaste et vierge. Donnez-nous le droit de fonder un camp."
Abbadon tourna les yeux vers la forêt. Il n'y vit pas des arbres, mais des ombres — des âmes anciennes qui habitaient encore la sève et la mousse. Il les sentit chuchoter.
— "Les bois de Vergale n’aiment pas la hache," dit-il lentement. "Mais je vois la détresse sur vos visages. Que la lumière d’Irkay vous accompagne. Vous aurez votre camp. Mais ne prenez que ce dont vous avez besoin. Les arbres, eux aussi, parlent aux dieux."
Ainsi naquit le Camp Forestier de Vergale, premier jalon de la renaissance aldonienne. Une alliance discrète entre la main humaine et la nature blessée.
Mais alors que Val-de-Brume s’armait de marteaux et de scies, une menace plus ancienne se réveillait au nord. Les émissaires du royaume novien, au heaume d’argent et à la bannière bleue frappée du corbeau, arrivèrent à Valdornis avec la froideur du devoir.
Dans la grande halle, Abbadon siégeait seul, le visage baigné dans la lumière d’un vitrail représentant le Phare de Kaïros. Son regard ne trahissait rien.
L'émissaire du Conseil de Fer novien s’avança et lut, d’une voix monocorde :
— "À Sa Majesté le gouverneur d’Aldonia. Conformément aux accords du Haut-Royaume, toute entité politique émergente devra verser une dîme annuelle en métaux précieux afin de bénéficier de la protection et de la reconnaissance novienne. Ladite dîme est attendue avant la fin de Shibaya."
Le silence tomba comme une lame.
Abbadon se leva.
— "Je ne reconnais point votre autorité en ces terres."
Le héraut pâlit.
— "Vous... osez défier Novania ?"
— "Je suis né du ciel et des ténèbres," répondit calmement Abbadon. "Mon tribut est versé aux dieux. Qu’Argone vous observe, et qu’Irkay juge mes actes. Je ne céderai pas."
Ce refus, simple et solennel, traversa le continent comme un coup de tonnerre. À Skarnjoll, le thane Atanael serra les poings. Ce mécréant qu’on appelait Abbadon venait d’insulter l’Empire.