Le vent hurlait dans les montagnes comme un présage funeste. Sur les hauteurs enneigées dominant les ruines du Drekk Argonak, là où les ténèbres s’étaient réveillées, Freyda Skjalgrimm et Bjorn Hraldir observaient en silence la dévastation qui s’étendait sous leurs yeux.
Le sol était noirci, imprégné d’une essence impie, et les corps des guerriers noviens jonchaient les roches volcaniques, figés dans des postures de souffrance muette. Leurs visages, tordus par l’horreur, n’avaient plus rien d’humain : leurs âmes avaient été ravies par Dornskir Baal’Zherak.
Lui, le démon au nom maudit, le fléau qui portait l’héritage des enfers d’Argone et Baal, s’était joué d’eux.
Bjorn serra le manche de son marteau avec une rage sourde, ses cicatrices brûlées pulsant sous son armure.
— Nous avons échoué.
La voix de Freyda, rauque et lourde, coupa le silence.
— Il a pris nos hommes… Il les a souillés. Et nous, nous sommes toujours en vie.
Bjorn se détourna, abattant son poing gantelé contre un rocher.
— En vie ?! Non. Nous sommes les reliques d’un combat perdu. Rien de plus.
Freyda posa une main sur son épaule, mais il la repoussa. L’échec était trop cuisant, la honte trop grande.
Ils avaient levé une armée, convaincus que leur bravoure suffirait à repousser Dornskir avant qu’il n’atteigne les Veines de Feu d’Yrnmaul. Mais ils s’étaient heurtés à une force au-delà de toute compréhension.
L’assaut avait débuté à l’aube, lorsque les troupes noviennes avaient pris d’assaut les remparts de l’antique forteresse corrompue. Les premiers affrontements avaient tourné à leur avantage, les épées frappant juste, les boucliers repoussant l’assaut des engeances ténébreuses.
Mais alors que la victoire semblait à portée, l’ombre de Dornskir s’était étendue sur le champ de bataille.
Un rire guttural avait résonné, plus lourd qu’un tonnerre déchirant le ciel.
Dornskir était apparu, drapé dans une armure de chair et d’ombre, ses yeux incandescent d’un feu impur. Il n’avait pas combattu. Il avait chuchoté, et ses paroles avaient été une arme plus tranchante que n’importe quelle lame.
Les guerriers avaient hurlé en s’effondrant, leurs visages distordus par l’extase d’un appel démoniaque. Un à un, ils s’étaient retournés contre leurs frères, leurs bouches récitant en écho les serments maudits du démon.
Freyda et Bjorn avaient combattu jusqu’à l’épuisement, tentant de briser l’envoûtement, mais c’était vain. Leurs propres hommes s’étaient dressés contre eux.
Dornskir les avait laissés en vie. Non pas par pitié. Par mépris.
— Vous ne méritez même pas de mourir par ma main, avait-il murmuré avant de se détourner, son cortège de possédés marchant à sa suite vers les profondeurs d’Yrnmaul.
Et ils étaient partis, franchissant la Porte de Baal, disparaissant dans les ténèbres.
Le voyage de retour avait été silencieux.
Quand ils atteignirent les portes de Skarnjoll, les regards pesants des gardes leur firent comprendre que la nouvelle de leur défaite avait précédé leur arrivée.
Dans la grande salle du Conseil de Fer, sous les flammes vacillantes des torches, Atanael les attendait. Son visage restait impassible, mais son regard brûlait d’une colère contenue.
Bjorn fut le premier à parler.
— Dornskir nous a brisés. Il a pris nos forces, et maintenant, il marche sur Yrnmaul.
Freyda, le poing crispé sur la garde de son épée, ajouta d’une voix sombre :
— Et nous ne savons pas comment l’arrêter.
Un long silence s’abattit sur la salle.
Puis, Atanael se leva lentement.
— Alors il est temps d’apprendre.
Et à cet instant, une nouvelle guerre se dessinait dans l’ombre des montagnes…
Les vents de Shibaya soufflaient sur la baie de Hrymgald, caressant les hautes herbes d’or et les sillons fertiles des premières cultures. Loin du tumulte de Skarnjoll et des ombres d’Yrnmaul, cette baie semblait bénie, protégée du chaos par les bras généreux de la terre… jusqu’au jour où le sang noircit les sillons.
Dans la pénombre d’un matin voilé, des colonnes de fumée s’élevèrent au loin. Les feux n’étaient pas ceux des forges ni des foyers de fermiers : c’étaient ceux de la guerre. Des bandits, hommes perdus aux yeux fous et aux corps décharnés, frappés par une faim de violence, s’étaient rués sur la baie. Leurs bannières déchirées portaient les stigmates d’anciens pactes oubliés. Dans leurs yeux brillait une lueur familière... celle de la corruption d'Argone.
En infériorité numérique, les paysans de Hrymgald n’opposèrent qu’une résistance désespérée. Ils furent encerclés, massacrés ou pris en otage. La terre elle-même semblait hurler.
Mais les tambours de guerre de Jorndall ne tardèrent pas à résonner.
Du col du Nord surgit la charge de Thrain Ulfgard, Thane de Jorndall, monté sur Skari, son destrier noir aux sabots d’acier. À ses côtés, cent lames battues par les neiges, des guerriers vêtus de cottes runiques et brandissant les haches d’obsidienne. Ils ne crièrent pas. Ils abattirent.
Dans la plaine de Hrymgald, les glaives hurlèrent sous les cieux, les bandits furent fauchés comme du blé impur. Chaque coup de Thrain portait la rage d’un royaume nordique et l’honneur de Kharon lui-même.
À la fin du jour, la baie était rouge. Les survivants furent mis en fuite, traqués dans les bois comme les bêtes qu’ils étaient.
Mais Thrain ne festoya pas. Il ordonna la construction d’un tertre, une fosse commune scellée par des pierres noires et des glyphes sacrés. Là, les cadavres furent purifiés dans les flammes d’un rituel ancien :
« Que l’ombre d’Argone ne trouve ici que le silence de la lumière. »
— Inscriptions de la dalle de la Fosse de Hrymgald
Pendant ce temps, la cité de Skarnjoll pansait encore ses blessures. Atanael, de retour sur son trône de pierre ciselée, méditait sur les visions rapportées du Drekk Argonak, ce gouffre béant entre les mondes, désormais réveillé par Dornskir Baal’Zherak.
Les grandes portes du bastion s’ouvrirent dans un fracas de chaînes. La silhouette massive de Bjorn Hraldir s’avança, harassée, le regard voilé par la honte.
— Je n’ai pu arrêter le Démon.
— Aucun homme ne l’aurait pu, répondit Atanael sans colère. Mais tu es revenu, et Skarnjoll a besoin de ton bras.
Le héros des forges baissa la tête. Puis, lentement, il déposa à terre son marteau runique, brisé en deux, et s’agenouilla.
— Que ma force serve la tienne, seigneur. Jusqu’à la fin des flammes ou jusqu’à mon dernier souffle.
Atanael posa sa main sur l’épaule de Bjorn.
— Relève-toi, Hraldir. Le Conseil de Fer t’accueille parmi les siens.
Un nouveau chapitre s’ouvrait. Tandis que les cendres d’Hrymgald fumaient encore, les ténèbres d’Argone s’étendaient. Mais dans les veines du royaume, le sang des héros battait encore.
Le vent portait une odeur de cendre et de chair putréfiée, un parfum de mort qui enlaçait les rues désertées de Valgor. La ville, libérée du cauchemar gris grâce à l’équipage du Serpent d’Argent, n’était désormais plus qu’un vaste tombeau à ciel ouvert. Les quartiers, autrefois bruyants de vie et de commerce, se vidaient sous l’ombre funeste d’un mal plus insidieux encore que la corruption d’Argone : la Peste Noire.
Les premières fièvres étaient apparues après la bataille de Solvor. Les cadavres des barbares, abandonnés aux marais empoisonnés, n’avaient pas trouvé le repos. Le fléau avait rampé hors des eaux stagnantes, porté par le vent, les insectes, et par les pas des survivants de l’enfer marécageux.
— “Cela ne peut plus durer, Thaldris !” s’exclama une voix éraillée dans la grande salle du fortin de Valgor.
Le commandant Thaldris, silhouette imposante drapée dans une cape noire marquée du symbole du dragon argenté, se tourna vers son interlocuteur. Il s’agissait d’un vieil homme à la barbe grisonnante, un notable du quartier du port, les traits ravagés par l’inquiétude.
— “Chaque jour, nous jetons des dizaines de corps dans cette fosse. Mais la mort continue de marcher parmi nous ! Nous devons faire quelque chose !”
Thaldris expira lentement, le regard voilé.
— “Nous faisons ce que nous pouvons.”
Les mots lui pesaient, vides d’espoir. Déjà, dans les ruelles de Valgor, la puanteur des morts contaminait l’air. La fosse commune, au sud de la ville, était devenue un charnier sans fin, un gouffre béant où s’entassaient les corps souillés par la maladie. Les flammes auraient dû les purifier, mais les prêtres hésitaient à profaner ces tombes improvisées.
Et c’est alors que Dargorn le Scindé fit son apparition.
Il était venu des marais, à la suite de la bataille, un vestige brisé des clans barbares anéantis par Liora et Valhoryn. Grand, voûté par les souffrances du passé, son visage était traversé d’une cicatrice profonde qui partageait son front en deux. Un survivant. Un lâche. Un homme hanté par l’échec.
— “Vous nourrissez la mort au lieu de l’apaiser,” murmura-t-il à Thaldris, les yeux clairs et insondables comme une mer avant la tempête. “Ce n’est pas ainsi que l’on traite les défunts.”
Au début, il se montra utile. Il connaissait des remèdes, il parlait aux habitants avec des mots de réconfort. Mais, en secret, il violait la fosse commune.
Chaque nuit, il ouvrait des tombes. Il traînait les cadavres hors de leur sommeil pestilentiel et les ensevelissait dans la terre, selon les rites anciens des siens. Une prière barbare, murmurée dans la langue oubliée des clans, s’élevait alors sous la lune.
Les habitants, horrifiés, finirent par découvrir ses actes.
— “Tu insultes les morts !” hurla un citoyen en le trouvant les mains plongées dans la boue funèbre.
Dargorn se redressa, ses yeux brûlant d’une ferveur glacée.
— “Vous ne comprenez rien. Ces âmes erreront tant qu’elles ne seront pas remises à la terre.”
Le tumulte éclata dans les rues. Certains le soutenaient, croyant en ses paroles ancestrales, d’autres le condamnaient comme un profanateur.
Thaldris, implacable, prit sa décision.
— “Arrêtez-le.”
Les chaînes se refermèrent sur Dargorn le Scindé. Mais le mal était fait. Les cadavres qu’il avait déplacés, souillés par la maladie, avaient répandu la peste plus encore. La fosse commune devint un enfer pestilentiel.
Les prêtres et les guérisseurs prirent une décision radicale.
— “Il faut purifier Valgor.”
Les flammes furent allumées.
Les corps entassés dans la fosse commune furent réduits en cendres dans un brasier gigantesque, un mur de feu qui dévora le sud de la ville. La lueur des bûchers illuminait la nuit, projetant des ombres mouvantes sur les façades des maisons.
Les cendres de Valgor retombèrent comme une neige noire sur la ville.
Quand enfin la peste cessa, il ne restait plus qu’un silence accablant.
Thaldris, le visage creusé par la fatigue, regardait la ville purgée de son mal… mais à quel prix ?
— “Nous avons survécu,” murmura-t-il en regardant les cendres retomber.
Mais il savait que les fléaux ne faisaient que commencer.
Un vent âpre s’engouffrait dans les ruelles désertes de Dreylorn, soulevant la poussière et les feuilles mortes qui s’amoncelaient sur les pavés craquelés. Les échoppes étaient vides, les greniers déserts, les puits silencieux. Seuls les corbeaux, noirs messagers de la faim, osaient encore arpenter les places où jadis résonnaient les voix des marchands et des enfants.
La famine s’était abattue comme une ombre vorace. Lorsque l’exode vers Yrwood débuta, mené par Ilana et Khaelor, ceux qui restèrent furent condamnés à survivre dans une ville vidée de ses forces. La terre elle-même semblait maudite : les moissons furent maigres, les troupeaux décimés par la maladie, et l’eau des puits devint cendreuse et amère.
Les vivants commencèrent à s’éteindre lentement. D’abord les plus faibles. Les enfants. Les vieillards. Puis les autres. Le désespoir creusa les ventres et les âmes.
Mais la mort ne suffisait pas. Car à Dreylorn, les morts refusaient de dormir.
Les premiers murmures s’élevèrent lorsque les cadavres, abandonnés faute de sépulture, disparurent. Les charniers n’étaient plus que trous béants dans la terre noire.
Une nuit, un homme du nom de Sorel, un forgeron que la famine avait rendu aussi sec qu’un vieux chêne, marcha jusqu’à la grand-place en titubant. Son souffle était court, sa peau cireuse. Il leva les yeux vers ceux qui restaient, un sourire tordu figeant ses lèvres bleuies.
— "Il fait si froid, si affreusement froid…”
Puis il s’effondra.
Sa femme, en larmes, se précipita à son chevet.
— "Sorel ! Mon amour, tiens bon ! Nous trouverons de l’aide, je t’en prie—”
Un gargouillement interrompit ses paroles. Sorel, qui n’avait plus soufflé depuis plusieurs instants, ouvrit de nouveau les yeux.
Ils étaient vides.
Il se redressa avec une lenteur irréelle, ses os craquant comme du bois sec. Et avant même que sa femme ne puisse reculer, ses doigts glacés se refermèrent sur sa gorge.
Ce fut le premier.
Mais pas le dernier.
Bientôt, les morts se relevèrent, tirés du néant par une force obscure. Chaque nuit, leurs rangs grossissaient, une marée spectrale errant dans les rues décharnées, frappant aux portes, cherchant les vivants pour les emporter avec eux.
Et au sommet des ruines, un spectre veillait.
Les légendes naquirent dans l’effroi.
On parlait d’un ancien esprit, un damné que la famine n’avait jamais laissé mourir en paix. Une âme consumée par la vengeance, par la haine des vivants qui l’avaient laissé périr sans pain ni pitié.
— "Vous avez volé la vie à ceux qui avaient faim," soufflait une voix dans l'obscurité. "À présent, je vous rends la mort."
Les survivants murmurèrent son nom : Le Seigneur des Affamés.
Terrorisés, les derniers habitants se terrèrent dans les caves, les bois et les ruines, espérant qu'Irkay ramènerait la lumière et chasserait les ombres. Mais chaque aube ne leur offrait que des rues plus vides, des portes enfoncées, et l’écho lointain de râles inhumains.
Alors, ils envoyèrent des messagers au Roi Aethel, et aux Shael’ir, derniers remparts contre la ruine.
Mais les Shael’ir n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes. Valgor et Solvor les avaient saignés.
Leur réponse arriva, froide et cruelle dans sa résignation :
— "Nous viendrons, si nous le pouvons."
Mais personne ne vint.
Dreylorn devint une ville de fantômes.
La route menant aux montagnes de Karazorn était longue et périlleuse, un sentier sinueux où le froid mordait la chair et où chaque pas soulevait des volutes de poussière dorée. Ce n’était pas une fuite. C’était un exode.
Derrière eux, Eldrastor n’était plus qu’une cité étouffée par la maladie et déchirée par des querelles religieuses. Les prêcheurs de l’Ancienne Voie s’étaient dressés contre les adeptes des nouveaux cultes, et ce qui n’était autrefois qu’un foyer d’érudition était devenu un brasier de fanatisme et de peur.
Alors, ils partirent. Hommes, femmes et enfants, laissant derrière eux des temples vides et des places silencieuses. Ils partirent avec le vent du nord, cherchant un avenir entre les falaises austères de Karazorn.
Les montagnes de Karazorn, autrefois redoutées pour leurs précipices traîtres et leurs hivers impitoyables, devinrent une terre d’espoir. Les mines d’or, creusées par les anciens Tor-Kalder, les natifs de Karazorn, s’ouvrirent aux réfugiés, leur offrant une richesse que le sol d’Eldrastor leur avait refusée.
Mais l’or n’était pas qu’un métal. Il était une promesse. Une malédiction.
Les premiers villages s’élevèrent au pied des montagnes, des maisons de bois et de pierre s’alignant le long des chemins escarpés. Des marchés naquirent sous les ombrages, des convois commencèrent à relier Karazorn aux plaines du sud, et les fours des forgerons rougeoyèrent à nouveau.
Mais dans chaque sifflement du vent à travers les vallées, dans chaque regard échangé sous les torches du soir, une inquiétude murmurait : nous ne serons pas seuls ici bien longtemps…
Lorsque la Shael’Maara Zahraya apprit cette migration, elle y vit bien plus qu’un simple mouvement de population.
Dans l’ombre de son pavillon de soie, sous le souffle aride du désert, elle traça du bout des doigts les contours d’une carte ancienne. Karazorn était un joyau brut, une enclave de puissance qu’il fallait préserver des griffes avides.
— "Si l’or doit couler, qu’il coule pour nous."
Alors, sous son impulsion, les Shael’ir prêtèrent main-forte aux nouveaux arrivants. Ils enseignèrent les rites du désert, la danse du vent sur les pierres, les secrets des caravanes et des routes oubliées.
Et peu à peu, Karazorn devint plus qu’un refuge. Elle devint une place-forte.