Les rues de Dreylorn n’avaient pas encore pansé leurs plaies lorsque l’ombre d’Argone frappa à nouveau.
Ce ne furent ni des barbares, ni des guerriers eldoriens cette fois-ci.
Ce fut une marée de crocs et de chair putréfiée.
Les Dévoreurs.
À peine quelques lunes après le massacre orchestré par les Eldoriens, les survivants aldoniens tentaient de se reconstruire, espérant que la Garde de l’Aube leur apporterait bientôt la protection promise.
Mais Argone n’accordait aucun répit.
Les premiers cris éclatèrent aux abords des anciens remparts. Des ombres mouvantes, grotesques, se glissaient entre les ruines, des formes à peine humaines, faméliques et avides.
Les Dévoreurs surgirent sans prévenir, arrachèrent les portes des chaumières et se jetèrent sur les derniers Aldoniens.
Aucun ne survécut.
Lorsque Kaelhor et Ilana virent la marée de monstruosités, ils comprirent que Dreylorn ne serait plus jamais la même.
Ils se battirent.
Leurs lames fendaient la chair nécrosée, des carcasses s’effondraient sous leurs assauts, mais pour chaque créature tombée, trois autres rampaient hors des ténèbres.
Le sol devint un lac de bile noire.
Les Drav’Karyn qui avaient survécu aux conflits précédents furent submergés. Un à un, ils tombèrent, leurs hurlements se noyant dans le chaos du carnage.
Ilana, les vêtements maculés de sang et de cendres, se rapprocha de Kaelhor, son souffle court.
— Nous ne pouvons pas gagner.
Kaelhor ne répondit pas immédiatement. Il observait Dreylorn se faire dévorer.
Puis il murmura :
— Kael’Thar Shaar’Thul doit trouver le temple.
Ils n’avaient plus d’autre espoir.
À plusieurs lieues de là, Kael’Thar Shaar’Thul poursuivait son propre combat.
Il cherchait un temple.
Un sanctuaire où lui et ses disciples pourraient enfin éveiller la Garde de l’Aube, ériger un ordre de guerriers capables de tenir tête aux ténèbres.
Mais le temps jouait contre eux.
Dreylorn s’enfonçait dans l’abîme, et Kael’Thar devait faire vite… avant que l’Ombre d’Argone ne consume tout.
Dans l’ombre des temples d’Elvas, la ville du roi Aethel, une menace rampante s’insinuait parmi les siens.
Ce n’étaient pas des guerriers en armure, ni des troupes marchant sous la bannière d’Eldoria.
Ce furent des pèlerins.
Ou du moins, ils le prétendaient.
Au départ, ils furent accueillis avec méfiance, mais nul ne doutait de leur apparente piété.
Des Eldoriens fatigués, le regard empli d’une détresse feinte, cherchant refuge loin des conflits qui ravageaient Dreylorn et Shael’Thor.
On les laissa ériger des autels de fortune, déposer des offrandes, et prier les dieux.
Puis, un incendie embrasa l’atelier de siège.
Le cœur de la puissance militaire d’Elvas.
Les réserves de bois, les plans d’ingénierie, les balistes inachevées… tout partit en flammes.
Le carnage se poursuivit dans la nuit, des gardes poignardés dans les ruelles, des entrepôts pillés, et des saboteurs fuyant parmi la foule paniquée.
Kaërim Sahr’Zhun, le dhor d’Elvas, régent et protecteur en l’absence du roi, ne pardonnait ni la ruse ni la trahison.
Une chasse aux infiltrés fut immédiatement lancée.
Les guerriers Drav’Karyn encerclèrent les bas-quartiers, fouillant chaque maison, chaque échoppe, traquant les coupables jusqu’à leur dernier souffle.
La moitié des Eldoriens furent capturés.
Et au lever du jour, leurs corps se balancèrent aux potences d’Elvas.
Leurs cadavres offerts en exemple.
Mais tous n’avaient pas été pris.
L’autre moitié des infiltrés eldoriens s’était fondu dans la population, abandonnant les hardes de pèlerins pour endosser de nouvelles identités.
Marchands, artisans, orateurs, peut-être même soldats… les survivants patientaient.
Attendant le moment propice pour terminer leur œuvre dans l’ombre.
Dans l’écho des cendres encore tièdes de la forêt ravagée, Sylvanis renaissait, indépendante, mais consciente que son isolement ne durerait pas éternellement.
Lorsque Kael’Thar Shaar’Thul et Kaelhor vinrent négocier son avenir, les sages de Sylvanis écoutèrent avec attention.
Kaelhor ayant rejoint Kael'Thar à Sylvanis, tentèrent de négocier leur aide. Fort de ses victoires, rappela que la cité devait son salut à Dreylorn.
Kael’Thar, lui, évoqua l’avenir, soulignant que l’indépendance est une illusion si elle n’est pas protégée.
Que ferait Sylvanis si une nouvelle menace surgissait ? Si les ténèbres revenaient ?
Les anciens de la ville savaient qu'ils devaient leur survie à Dreylorn.
Et que leur dette devait être honorée.
Finalement, l’accord fut conclu.
Sylvanis rejoindrait le royaume.
En retour, elle promettait son soutien lorsque Dreylorn aurait besoin d’elle.
Ainsi, ce qui fut détruit par le feu renaîtrait sous une nouvelle bannière.
Un pacte de cendres et de sang.
Unis par le souvenir du dragon.
Le vent sifflait sur les ruines de Valgor, portant avec lui l’odeur du sang et du fer. Aethel se tenait face à Varian El'Vareth, le roi eldorien, au sein du grand camp diplomatique. Autour d’eux, les torches vacillaient dans l’ombre pesante d’Argone.
À ses côtés, Syris veillait, son regard acéré scrutant l’assistance, tandis que le golem d’or, silencieux et imposant, se tenait prêt à agir à la moindre trahison. Derrière eux, les Drav’Karyn, guerriers implacables, posaient leurs mains sur la garde de leurs épées.
Varian, vêtu d’une cape d’écarlate, s’avança d’un pas mesuré. Un sourire carnassier étira ses lèvres.
— « Croyez-vous vraiment, Aethel, que je vais vous rendre Valgor ? Vous n’avez aucun levier. Aucune force. Votre seul atout, c’était votre insolence, et même celle-ci s’épuise. »
Aethel ne baissa pas le regard et répondit :
— « La guerre vous a déjà trop coûté. Mes hommes sont prêts à défendre Valgor jusqu’au dernier. Parlez donc de force, mais sachez que la vôtre n’est pas inépuisable. »
Un ricanement sinistre échappa à Varian.
— « Peut-être. Mais la vôtre, elle, s’achève ce soir. »
Un silence s’installa, pesant, menaçant. Puis, dans l’ombre, Vaelor Drakens, le général eldorien, s’avança discrètement vers son roi et murmura quelque chose à son oreille. Un sourire entendu passa entre eux.
La négociation était un échec. Aethel le savait.
Cette nuit-là, l’obscurité se fit plus dense. Une brume spectrale s’éleva, caressant les tentes royales du campement d’Aethel. Argone lui-même semblait murmurer des présages funestes.
Les assassins de Varian frappèrent au moment où les sentinelles, épuisées, commençaient à relâcher leur vigilance. Des silhouettes sombres glissèrent entre les tentes, des dagues luisant sous la lumière froide des étoiles mortes.
Aethel ouvrit les yeux juste à temps pour voir l’ombre fondre sur lui.
Il roula sur le côté, mais la lame plongea, transperçant sa chair. Un froid brûlant lui mordit le flanc. Il haleta, sentant le sang chaud imbiber les draps.
Un rictus victorieux fendit le visage de l’assassin.
— « Mon roi vous attend. »
Les chaînes mordaient la peau d’Aethel, le forçant à se tenir à genoux devant Varian El’Vareth, dont le regard triomphant le scrutait avec une satisfaction morbide.
Les torches du campement projetaient des ombres mouvantes sur son visage impassible.
— « Regardez-vous, Aethel… Vous pensiez négocier, et vous voici enchaîné comme un vulgaire criminel. »
Aethel, la respiration saccadée, leva des yeux de défi vers lui.
— « Vous croyez avoir gagné… mais la guerre ne s’arrête pas avec moi. »
Varian éclata d’un rire froid.
— « Oh, mais je ne veux pas seulement gagner… Je veux que vous sachiez que vous n’avez jamais eu la moindre chance. Ni contre moi, ni même contre Argone. »
Dans un geste fluide, il dégaina une dague ouvragée et la plongea sans hésitation dans la poitrine d’Aethel.
Le roi laissa échapper un râle. Son regard se brouilla, un flot de pensées lui montrèrent Aethelric, la conteuse des dunes, Zahraya, la lutte pour Eldrastor, l'unification de Valgor ...
Varian se pencha à son oreille et murmura d’une voix mielleuse :
— « Vous étiez un obstacle. Rien de plus. »
Aethel sentit son dernier souffle s’échapper alors que l’ombre d’Argone s’épaississait autour de lui.
La douleur.
Elle se répandit comme une onde glacée dans son corps lorsque la dague de Varian s’enfonça profondément dans sa poitrine. Un souffle s’échappa de ses lèvres, brisé, tremblant. Un dernier râle, tandis que son cœur, ce cœur qui avait tant bataillé, tant aimé, battait désormais en écho à son propre crépuscule.
Varian le regardait sombrer, un sourire de victoire gravé sur son visage cruel.
— « Tu n’as jamais eu la moindre chance, Aethel. Ni contre moi, ni contre Argone. Tout ceci… n’était qu’un jeu d’ombres, et tu n’étais qu’un pion sur l’échiquier du destin. »
Un frisson lui traversa l’échine. Un pion… seulement un pion ?
Alors la lame dans son corps ne fut plus qu’un écho lointain, et les souvenirs déferlèrent.
D’abord, les dunes infinies du désert de Shael’Thor.
Sous un ciel d’ocre et de feu, il entendait la voix douce de la Conteuse des Dunes, cette femme sage aux récits ensorcelants. Son rire léger, sa voix vibrante d’histoires tissées dans le vent et le sable & ses mises en garde… vaines...
— « Le destin est une toile que nous ne comprenons qu’au dernier fil, Aethel. »
Ces mots résonnaient en lui maintenant, alors que la vie quittait son corps.
Puis vint Aethelric, son fils, son sang, son héritage qu'il ne verrait pas grandir
Aethelric grandirait sans lui. Il n’entendrait jamais ses conseils, ne sentirait plus sa main guider la sienne sur la garde d’une lame.
Un dernier regret. Celui de ne pas avoir été là pour le voir devenir un roi.
Puis, Zahraya, son amour, sa reine, sa lumière.
Il la vit comme au premier jour. Ses yeux d’ambre, brûlant d’intelligence et de défi.
Ses lèvres murmurant des promesses dans la douceur des nuits étoilées d’Eldrastor.
— « Reviens-moi toujours, Aethel. Où que le vent te porte. »
Il voulut tendre la main vers elle, sentir une dernière fois la chaleur de sa peau contre la sienne…
Mais les ombres l’engloutissaient déjà.
Enfin, les batailles.
Les hordes putrides d’Argone. Les flammes de la guerre. Le sang, la sueur, les cris.
Toutes ces legacies à lutter, à brandir l’épée contre l’inéluctable. À croire qu’il pouvait repousser les ténèbres, qu’il pouvait écrire son propre destin.
Mais Varian avait raison.
Il n’y avait jamais eu de négociation possible. Il n’y avait jamais eu de victoire pour lui.
Tout avait été tracé.
Chaque choix, chaque bataille, chaque mot.
Il n’avait été qu’un instrument, un pion sur l’échiquier de Waryaume.
Il sentit ses genoux heurter le sol.
Varian le tenait encore par les cheveux, le regardant s’éteindre avec une jouissance froide.
— « Meurs, Aethel. Et sois oublié. »
La dernière chose qu’il vit, ce fut le sourire du roi eldorien.
Puis, enfin, l’obscurité.
Non loin, Syris, ayant vu l’assaut des assassins, avait invoqué son golem d’or. La créature massive réduisait en miettes les soldats eldoriens, écrasant les assaillants sous ses poings.
Mais alors qu’il s’élançait pour sauver Aethel, un cri perça la nuit.
Des renforts. Un navire eldorien venait d’accoster.
Une marée de guerriers se jeta sur le golem. Vaelor Drakens, avide de vengeance, frappa de toute sa puissance. Un assaut méthodique, implacable.
Le golem, trop isolé, finit par tomber sous les assauts conjugués des eldoriens.
Syris, voyant la défaite inévitable, se résolut à fuir. Il tendit ses mains vers la terre de Valgor, murmurant une incantation.
La magie antique résonna, une lumière spectrale l’engloutit, et il disparut…
Direction Eldrastor.
La guerre ne faisait que commencer.