Legacy 13 – L’Obscurité Dévorante
La nuit s’était abattue sur Valgor comme un linceul funèbre, étouffant les derniers feux vacillants d’une cité en agonie. L’air portait l’odeur acre de la chair brûlée et du sang séché. Les rues, autrefois animées par les cris des marchands et les rires des enfants, n’étaient plus qu’un champ de ruines, parcouru par des ombres mouvantes.
Les Dévoreurs étaient venus.
Des créatures cauchemardesques, nées du néant et de la faim insatiable, s’étaient abattues sur Valgor avec la fureur d’une tempête infernale. Les Noviens n’avaient eu aucune chance. Déjà fragilisés par les conflits avec les Eldoriens, ils avaient été balayés dans un massacre silencieux, sans héros pour les défendre, sans dieux pour les venger.
Sur les remparts éventrés, Valhoryn Kaëdrak contemplait l’enfer. Seul.
Son armure était fendue, son glaive émoussé, mais son regard restait inflexible. Il n’y avait plus rien à défendre ici. Les derniers survivants de son peuple avaient été avalés par les ténèbres. Seul lui persistait, ultime vestige d’une lignée brisée.
Derrière lui, les pas lourds de Thaldris, le commandant de Valgor, résonnèrent sur les dalles fissurées.
— Ne reste pas ici, Valhoryn.
Le Novien ne répondit pas immédiatement. Ses yeux d’azur, assombris par la douleur, fixaient l’horizon dévasté.
— Valgor est morte, Thaldris.
Le commandant ne nia pas. Il savait. Désormais, Valgor n’était plus qu’un bastion eldorien, un théâtre de luttes politiques où les cendres des Noviens ne seraient qu’un souvenir gênant.
— Elvas t’attend, reprit Thaldris. Le roi Aethel aura besoin de guerriers comme toi. Quitte cet endroit avant que les ombres ne t’avalent, toi aussi.
Un long silence s’étira. Puis Valhoryn hocha la tête, le regard dur.
— Je pars.
D’un dernier regard vers les ruines de ce qui avait été son peuple, il tourna les talons, laissant Valgor à ses fantômes.
Le voyage jusqu’à Elvas fut marqué par des cieux tourmentés. Shibaya déclinait, et l’ombre d’un hiver précoce s’abattait sur les terres du Waryaume.
Mais ce n’était pas la saison qui pesait sur le monde.
Quelque chose de plus ancien, de plus puissant, approchait.
Ce fut au cœur des plaines de Karazorn que le premier présage apparut. Une fissure dans le ciel. Un hurlement venu d’un autre âge. Un souffle ardent embrasant l’horizon.
Lorsque Valhoryn arriva à Elvas, la cité était en état d’alerte.
Sur les remparts d’or et d’ivoire, Aethel et Zahraya observaient l’aube sanglante. Les messagers affluaient des quatre coins du royaume. Tous portaient la même rumeur, murmurée comme une prière interdite.
— Un dragon.
Nul ne savait d’où il venait, ni pourquoi il s’éveillait à l'aube d'Argone. Ces majestueuses créatures appartiennent à Irkay, peut être qu'une guerre entre les dieux en était la cause... Mais une seule chose était certaine : cette créature légendaire, planait sur Shael'Thor.
Le crépuscule s’étirait sur Eldrastor, teintant ses toits de cuivre et ses murailles de braises. Dans la grande place, une potence se dressait désormais, silhouette sombre et austère, jetant son ombre sur la foule rassemblée.
Rhaegor Thal’Kir, régent d’Aethel en l’absence de la reine Zahraya, contemplait le spectacle du haut des marches du Shael'Kaethryn. Son regard d’acier parcourait la place, cherchant les murmures de la rébellion naissante.
— Voilà donc ce que nous sommes devenus, murmura une voix derrière lui.
Rhaegor ne se retourna pas immédiatement. Il connaissait ce ton. Il connaissait cet homme.
Thar’Zul, prêtre d’Argone, avançait d’un pas mesuré, sa robe noire effleurant le sol pavé. Son visage était aussi impassible qu’un tombeau, mais ses yeux brillaient d’un éclat venimeux.
— La justice s’exerce ainsi, Thar’Zul. La loi doit être respectée, sinon le chaos s’installe.
Le prêtre eut un sourire imperceptible.
— Ceci n’est pas la justice, c’est la peur. Et la peur n’engendre que plus de rébellion.
Rhaegor serra les poings, mais ne répondit pas. Il savait que les Lunariens percevaient cette potence comme une oppression. Il savait aussi qu’il n’avait guère le choix.
Eldrastor était une poudrière. Les affrontements entre Aetheliens et Lunariens s’intensifiaient, et Zahraya n’était pas là pour apaiser les tensions.
— Tu ferais mieux de prier ton dieu, Thar’Zul. Car si la paix ne se rétablit pas, ce n’est pas une potence qu’il y aura ici, mais un charnier.
L’homme d’Argone s’inclina légèrement, un sourire sibyllin aux lèvres.
— Les morts n’ont pas besoin de prières, Rhaegor. Ils reviennent toujours.
Pendant que les ombres grandissaient à Eldrastor, Tor-Kalder s’élevait.
Autrefois simple bourg, la cité s’étendait désormais le long des flancs rocheux, ses tours nouvelles scintillant sous la lumière pâle de Shibaya.
Les mines de Karazorn assuraient sa richesse, et son emplacement stratégique entre Eldrastor et Valgor en faisait une plaque tournante du commerce. Les marchands y voyaient une terre d’avenir, les soldats un bastion imprenable.
Mais tout n’était pas lumière.
Les marais de Solvor, au sud, étaient devenus un repaire de bandits.
Chaque convoi traversant ces terres y disparaissait sans laisser de traces. Les caravanes étaient pillées, les voyageurs retrouvés égorgés ou vendus comme esclaves à des contrebandiers venus de l’est.
Une décision devait être prise.
Cette nuit-là, Rhaegor contemplait les flammes du grand brasero d’Eldrastor du Shael'Kaethryn, seul.
Un bruit de pas léger se fit entendre derrière lui.
— Tu es bien silencieux ce soir.
Il n’eut pas besoin de se retourner. Il connaissait cette voix.
Liora, l'espionne d'Aethel, s’approcha, une coupe de vin à la main. Elle portait une robe d’un bleu profond, brodée d’or, et son regard perçant cherchait les failles dans l’armure du régent.
— On raconte que tu songes à marcher sur Solvor, reprit-elle en lui tendant la coupe.
Rhaegor la prit sans répondre immédiatement.
— Il le faut. La ville est un foyer d’insécurité grandissant. Nous ne pouvons pas nous permettre de la laisser aux mains de pillards et Thaldris a fort à faire avec les insurgés eldoriens.
Liora s’approcha, frôlant son bras du bout des doigts.
— La justice que tu imposes est sévère, Rhaegor. Certains disent qu’elle fait de toi un tyran…
Il tourna enfin le regard vers elle, ses traits durcis par l’épreuve du pouvoir.
— Et toi, que dis-tu ?
Liora esquissa un sourire énigmatique avant de porter la coupe à ses lèvres.
— Que tu es un homme seul, accablé par le poids d’un royaume qui n’a de cesse de s’étendre…
Elle se pencha, son souffle effleurant sa joue.
— Et que parfois, même un roi a besoin d’un peu de douceur.
Un silence s’installa entre eux, suspendu dans l’éclat tremblant des flammes.
Rhaegor ferma un instant les yeux. Dans un monde de fer et de sang, la tendresse était une arme aussi redoutable que la guerre puis il s'esquiva d'une phrase :
— Heureusement que je ne suis pas un roi
Eldrastor s’élevait, fière et indomptable, sous la lumière d’Irkay. Les hauts remparts de pierre grise, polis par les vents et les combats, se dressaient comme un rempart contre le chaos environnant. Karazorn, quant à elle, n’était plus seulement une cité minière : sous la férule de Rhaegor Thal’Kir, elle s’était muée en un véritable bastion d’or et de guerre, une clé de voûte du pouvoir aethelien.
Dans la salle du trône d’Eldrastor, la lueur des torches projetait des ombres mouvantes sur les fresques murales représentant les grandes batailles du royaume.
Rhaegor, assis sur le siège de pierre d’Aethel, écoutait d’un air grave le régent de Valgor : Thaldris.
— Les bandits des marais de Solvor ont encore frappé au sud, attaquant un convoi en provenance de Tor-Kalder. Trois hommes ont été capturés, et les vivres ont été pillés.
Rhaegor serra les poings sur les accoudoirs du trône.
— Ils ne reculeront pas tant que nous ne frapperons pas leur repaire. J’ai retardé cette décision pour éviter une guerre d’usure, mais je ne peux plus me permettre cette indulgence.
Thaldris hocha la tête, son armure reflétant la lueur dansante du feu.
— Nous pourrions envoyer un détachement à l’aube. Mais... ce n’est pas la seule menace qui nous guette.
Un silence pesant s’installa entre les deux régents.
— Tor-Kalder... murmura Rhaegor.
Thaldris acquiesça.
— L’or de Karazorn alimente la prospérité de ta cité, Rhaegor, mais il attise aussi les convoitises.
Il s’approcha d’un pas mesuré.
— Les oiseaux de proie d’Irkay sont attirés par l’or.
Rhaegor se leva lentement. Son regard perçant scrutait les flammes, comme s’il pouvait y lire l’avenir.
— Si le dragon vient, alors nous le terrasserons.
Un sourire ironique effleura les lèvres de Thaldris.
— Encore faut-il en être capable...
Les dragons n’étaient pas de simples bêtes, mais des créatures de légende, anciennes et infiniment plus sages que les hommes. Ils n’obéissaient qu’à leurs instincts primordiaux : la domination, la possession... et l’or.
Rhaegor s’approcha des grandes fenêtres de la salle du trône, son regard s’attardant sur l’horizon. Quelque part, au-delà des monts, une silhouette pouvait déjà s’éveiller, son souffle incandescent prêt à consumer ce qu’il avait bâti.
— Prépare ton armée, Thaldris. Nous aurons besoin de plus que de simples murailles.
Car si l’ombre du dragon tombait sur Tor-Kalder, alors c’est tout le royaume d’Aethel qui tremblerait sous ses ailes de feu. Nous devons exterminer la menace de Solvor avant que le dragon ne nous attaque.
Sous les cieux tourmentés de Shael'Thor, Brillendal, cité d’ambre et d’acier, s’éveillait à une nouvelle ère. La ville, meurtrie par la peste noire lors de la Legacy précédente, était un corps convalescent, en quête d’un second souffle. Et ce vent de renouveau soufflait à travers les rues pavées, porté par des visages nouveaux : les Noviens.
Ils arrivaient en colonnes compactes, charriant avec eux leurs chariots et leurs traditions, leurs langues et leurs espoirs. Certains brandissaient fièrement des étendards tissés de runes noviennes, tandis que d’autres, plus humbles, murmuraient des prières pour honorer leurs morts et Kharon. Leurs regards oscillaient entre la fierté et l’incertitude.
À la tête de Brillendal, Kael’thar Shaar’thul observait l’afflux depuis les hauteurs du Shael'Kaethryn. Hautain mais pragmatique, il savait que ces âmes déracinées pouvaient être la clé de la prospérité future.
— Ils sont nombreux... murmura Vael’Rrash, ses traits marqués par la réserve.
Kael’thar esquissa un sourire calculé.
— Et ils sont déterminés.
Il se détourna du panorama, ajustant les pans de son manteau aux reflets de cendre.
— Nous avons perdu trop de bras et trop d’âmes à la peste. Brillendal doit se reconstruire, et pour cela, elle a besoin de sang neuf.
Vael’Rrash resta silencieux un instant.
— Mais leur sang n’est pas le nôtre.
Un éclat froid traversa les yeux de Kael’thar.
— C’est précisément ce qui nous sauvera, Vael’Rrash.
L’accueil des Noviens fut orchestré avec une maîtrise politique implacable. Des terres furent promises, des alliances furent murmurées, des marchés se formèrent. Les artisans noviens, habiles dans la métallurgie et la construction navale, redonnèrent vie aux docks mourants.
Mais si les accords commerciaux se scellaient dans l’euphorie de l’espoir, les coutumes noviennes, elles, troublaient les cœurs et les esprits.
Les habitants de Brillendal et de Vael’Rrash, attachés à leurs rites et à leur hiérarchie sociale, voyaient d’un œil méfiant les prières à Kharon, les festins nocturnes où résonnaient les chants gutturaux d’un peuple marqué par l’exil. Les mariages mixtes, les disputes sur les traditions marchandes et les querelles religieuses ne tardèrent pas à émerger dans les ruelles encore marquées par la maladie.
Un soir, alors que le vent portait les chants des nouveaux arrivants à travers la ville, Kael’thar descendit dans les rues, sa silhouette imposante projetant une ombre longue sous les lanternes. Il vit les regards lourds, les tensions non dites, et dans ce fragile équilibre, il comprit que l’avenir de Brillendal ne se jouerait pas sur les remparts, mais dans les cœurs et les esprits de ceux qui la peuplaient.
— Le fer peut être trempé et reforgé... murmura-t-il à Vael’Rrash.
Il observa la foule sous lui, les Noviens et les natifs de Brillendal, deux peuples liés par le même destin.
— Mais saura-t-il plier sans se briser ?